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Isabelle Ardevol - sculptrice

Dernière mise à jour : 7 nov.

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Isabelle Ardevol, les veines du monde


Chez Isabelle Ardevol, la sculpture est un dialogue. Un face-à-face entre la pierre et le corps, entre le visible et l’invisible, entre le monde extérieur et la pulsation intime. Elle le dit elle-même : mon travail est un corps à corps, une danse silencieuse où chaque geste engage l’être tout entier. Pieds nus, ancrée au sol, elle laisse le mouvement naître des jambes, traverser le torse, s’étendre jusque dans les bras. Ainsi le marbre n’est plus une matière inerte, mais un partenaire de respiration.


Dans son atelier, qu’elle appelle son antre, la pierre devient souffle. Isabelle y poursuit une recherche qui dépasse la simple forme pour toucher à l’essence même du vivant. Le Covid, confie-t-elle, a été pour elle un catalyseur, un électrochoc. Face à la solitude et à la peur, elle a choisi l’atelier et de plonger encore plus profondément dans la matière. Ce moment suspendu fut celui où elle osa ce qu’elle n’avait jamais osé : briser le marbre. Un sacrilège libérateur, un geste symbolique de rupture et de renaissance.


De cette période naît sa série En Terres Tourmentées, où le marbre fissuré devient métaphore des fragilités humaines et des fractures de nos systèmes intérieurs. Les veines qui sillonnent la pierre évoquent les crevasses de la terre asséchée, mais aussi les cicatrices de l’âme. Des mains surgissent de ces failles, comme pour dire le besoin de lien, de contact, d’émotion partagée. Le confinement a révélé, dit-elle, ce dont nous pouvions nous passer, et ce dont nous ne pouvions absolument pas nous priver : la chaleur d’une présence, l’étreinte d’un autre être humain, le chant des oiseaux revenus, la lumière plus pure d’un ciel temporairement apaisé. Dans cette réconciliation forcée avec la nature, Isabelle a perçu un appel : celui de redonner à la matière un sens, une seconde vie, un souffle.


Elle se définit volontiers comme une sculptrice de l’équilibre, cet instant fugace où tout peut basculer. Ses œuvres capturent ce point de tension, cet entre-deux fragile où le mouvement s’apprête à naître ou à s’éteindre. Comme un funambule suspendu entre deux souffles, elle cherche la vibration juste, celle qui maintient la sculpture dans une forme de déséquilibre vivant. Ce qu’elle sculpte, ce n’est pas la forme figée, mais l’instant où elle bascule.


Sa démarche rejoint une réflexion éthique et écologique. Isabelle travaille exclusivement avec des marbres recyclés, fragments de pierres tombales, plaques vouées à la destruction, morceaux oubliés par les marbriers. Elle redonne vie à ces marbres âgés de centaines d’années, réhabilitant ce que notre époque juge obsolète. Pour elle, le recyclé n’est pas « moins » que le neuf : il est plus vrai, plus habité, porteur de mémoire. Ce choix, au-delà de l’esthétique, est un acte de résistance, une manière de questionner la surconsommation et de rappeler que la beauté réside souvent dans la seconde vie des choses. L’albâtre est également une pierre qu’elle aime tout autant travailler. Toutes ces pierres sont vouées à être concassées, des pierres qu’elle appelle «  de rebut ». 


Mais derrière le geste écologique se cache aussi une interrogation existentielle : une deuxième vie signifie-t-elle l’échec de la première, ou simplement sa continuité ? Pouvons-nous aimer, créer, recommencer sans renier ce qui a précédé ? Ce questionnement, Isabelle le transpose à la matière. En retravaillant le marbre brisé, elle ne répare pas — elle réinvente. Elle célèbre les failles au lieu de les masquer.


Dans sa pratique, la veinure du marbre devient une #obsession, presque une métaphore de la peau humaine. Elle la compare à nos propres veines, celles qui portent la vie sous l’épiderme. Elle la devine à l’oreille, au son que fait la pierre, à la variation de densité sous ses mains. C’est une quête invisible, intime, presque mystique. Le moment où la veinure se révèle enfin, au début du polissage, est pour elle une révélation : la pierre parle, la sculpture respire.


Son rapport au temps est indissociable de ce processus. Sculpter, pour Isabelle, c’est habiter le temps. La lenteur est une nécessité. Elle travaille plusieurs pièces à la fois, apprivoisant l’une pendant qu’elle rêve l’autre. Chaque pierre est une rencontre : elle tourne autour, l’observe, la respire, attend qu’elle lui livre son secret. Les heures de polissage deviennent alors un moment de méditation, un état de conscience modifié où le geste et la pensée se confondent. La musique qui tourne en boucle dans ses écouteurs accompagne ce voyage intérieur, comme un mantra.


La sculpture, pour Isabelle, est une forme de symbiose. Elle ne cherche pas à imposer sa volonté à la matière, mais à dialoguer avec elle. Elle parle d’un processus gestationnel : de la rencontre entre la pierre et son projet naît une entité nouvelle, une œuvre vivante. Elle travaille ainsi entre deux espaces, son atelier public, lieu d’échange et d’enseignement, et son atelier secret, son refuge, où le monde se tait pour laisser place à la création.

Son art explore la dualité : entre l’abstrait et le figuratif, entre la tradition et la modernité, entre la douceur et la tension. Dans ses sculptures, la lumière glisse sur les surfaces polies comme sur des fragments de peau ; le noir du bronze dialogue avec le blanc du marbre, comme un écho au clair-obscur de la condition humaine. Elle sculpte la vie dans ce qu’elle a de plus contradictoire, de plus humain : la fragilité, la force, la beauté, la douleur.


Dans son œuvre, tout est question d’équilibre : entre le visible et le caché, entre l’instant et l’éternité. Elle cherche à suspendre le temps, à offrir au spectateur un instant d’absolu, cet entre-deux où tout est possible, où nous ne savons plus si nous regardons depuis une minute ou depuis une heure. C’est dans ce moment suspendu que réside l’essence de son travail, un espace d’émotion pure, de résonance silencieuse entre l’œuvre et celui qui la contemple.


Ainsi, Isabelle Ardevol sculpte le monde comme nous sculptons une mémoire. Dans la densité du marbre, elle creuse les strates de l’âme humaine, cherchant à faire vibrer cette part commune entre la pierre et nous : la vie qui persiste, malgré tout.


Dre Marie Bagi

Directrice du Musée Artistes Femmes (MAF)

Publié le 7 novembre 2025




 
 
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